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Channel: Béatrice Fracchiolla – Carnets de la violence verbale
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Les raisons pour lesquelles j’ai signé le Manifeste pour l’écriture inclusive

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Professeure en sciences du langage, mes travaux en analyse de discours portent depuis une dizaine d’années sur les questions de violence verbale et de genre. J’ai commencé par aborder ces questions à travers les difficultés rencontrées par la féminisation, la dissymétrie sémantique de connotation qui existe entre le féminin et le masculin de nombreux termes (« courtisan », « courtisane » ; « chien », « chienne »…) mais aussi dans la manière dont les femmes et les hommes prennent la parole et interagissent (notion « d’attaque courtoise »), ce que j’ai mis en évidence dans le débat politique présidentiel d’entre deux tours entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, en 2007. J’ai également travaillé la séquence d’adresse écrite en « Mademoiselle » (versus « madame »), critiquée en français car elle n’existe que pour les femmes et porte sur des éléments qui relèvent en réalité aujourd’hui de la vie intime plutôt que sociale ; puis sur la question des mouvements antagonistes au Mariage pour tous et plus récemment, sur les formes d’adresse à l’égard des femmes mariées ensemble depuis 2013, et aux implications de l’adoption des enfants par la conjointe dans la nomination, dénomination ou renomination des enfants. Je travaille ainsi dans la perspective d’une analyse de discours politique au sens large, dans la mesure où le politique consiste à s’intéresser à des questions de société qui, souvent peu visibles, sont néanmoins porteuses d’une signification loin d’être négligeable. Ma perspective est celle de la performativité des discours et, comme linguiste, je défends l’idée que « nommer » fait exister, intimement et socialement. Mon objectif est de permettre une réflexion en profondeur sur la société – française – et également de montrer en quoi ce que certains pensent n’être que des « détails » linguistiques sont en réalité des révélateurs symboliques d’enjeux de pouvoir et de domination importants à l’égard des femmes et des minorités en général. C’est là la principale raison pour laquelle j’ai signé le manifeste. Dans la continuité de ce que toutes mes recherches et travaux m’ont permis de comprendre et de réfléchir, l’écriture inclusive ne fait pour moi aucun doute sur sa nécessité, et j’encourage mes étudiants à l’utiliser depuis de nombreuses années tout comme l’accord de proximité. Le langage et à chaque époque le reflet de notre société. Napoléon a bien décidé de rendre masculin « une aigle ». Toutes les raisons qui régissent aujourd’hui la norme linguistique écrite du français standard sont en réalité idéologiques. Mais toutes vont dans le sens d’une invisibilisation des femmes qui, elles, ne souhaitent plus l’être. Depuis que je suis devenue professeure, je me bats avec les administrations pour ne pas devoir signer systématiquement des formulaires portant pour unique mention « le Président de la commission », « le directeur de thèse ». Les femmes sont la moitié de l’humanité. Elles font les mêmes métiers, remplissent les mêmes fonctions que les hommes. Il est temps que la langue puisse en attester de toutes les manières. L’invisibilité sociale des femmes est tellement intégrée, que l’on pense aujourd’hui qu’elle est la norme. Or, la norme n’existe pas « en soi ». C’est le partage d’un code commun qui crée une norme. Nous avons le pouvoir de la changer à chaque instant. C’est ce même phénomène concomitant qui, suite au mouvement « ♯metoo♯ » fait que des femmes autour de moi disent : en fait, suite à cela, j’ai compté; j’ai été agressée sexuellement plusieurs fois, mais je ne me l’étais jamais dit ainsi, parce que j’avais intégré que cela faisait partie de la vie. Lorsque j’ai 49 étudiantes devant moi et un étudiant, je suis choquée d’imaginer devoir dire « les étudiants » ; ce que d’ailleurs je m’efforce de ne pas dire. Le neutre n’existe pas en français. En revanche, je pense que si l’on accepte d’aller au bout de l’écriture inclusive, la langue finira par intégrer de nouvelles formes que l’on pourra alors qualifier de neutralisées ou d’intégrées. Car après tout, il est plutôt agréable de se dire que nous appartenons à la catégorie des « chercheureuses » (chercheur.euse.s).

Béatrice Fracchiolla, Professeure en sciences du langage, université de Lorraine, CREM EA3476


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